Juin 2016. La puissance de l’eau se réveille et vient troubler notre quiétude ordinaire, nous rappeler que, partout, la nature dispose de cette puissance indomptable qu’aucune technologie de pointe ne saurait contrôler. Depuis notre îlot de tranquillité, un petit chantier naval en bordure de Seine, nous vivons les inondations sous un angle particulier… 5 jours de marasme, isolés du reste des événements…
Depuis quelques jours, nous observons l’eau monter, se rapprocher, puis commencer à déborder du quai. Au réveil le mercredi matin, je me marre en regardant les canards barboter là où ils ne devraient pas.
« Je vais acheter des bottes ?? »
« Pfff… ouais, si tu veux. »
D’abord, on ne s’inquiète pas trop. Les anciens ont déjà vu ça. On déplace quelques trucs et on attend que ça baisse. Mais le mouvement de l’eau ne s’inverse pas….
Elle monte plutôt de plus en plus vite. Des rumeurs courent : « Les pompiers disent qu’on va se prendre encore 1m50 à 2m d’ici vendredi. Moi je dis ça, vous faites ce que vous voulez. Mais faites gaffe !Toute la flotte du Loing est en train d’arriver. »
On observe notre petit port et on se met à imaginer ce que cela pourrait signifier : 1m50 de plus, surtout, c’est au-dessus de la ligne de flottaison de tous les bateaux qui sont en cale sèche. Quant aux bateaux qui sont à l’eau, ils pourraient monter sur le quai…
A la torpeur succède le branle-bas : on amarre tous les bateaux qui sont à terre à ce qu’on peut : aux barrières le long de la route, à la rambarde du quai, à quelques menus arbres salvateurs. On ressort nos vieux pare-battage poussiéreux et dégonflés. On continue de déplacer le matos qui jonche le chantier, de faire le tri dans ce qu’on veut sauver des eaux…
Au début, on se déplace en bottes, certains sortent vite les cuissardes de pêche. Ceux qui n’en ont pas passent leur journée en baskets trempées – slip de bain. Dans nos bateaux s’amoncèlent des piles de fringues mouillées qui ne veulent pas sécher. L’eau déborde dans nos bottes, le matos flotte ou est englouti par les flots, chacun a son repère où il observe l’eau grignoter des centimètres à vue d’oeil.
Le jeudi, l’eau lèche les premières lignes de flottaison. On attend, on observe, on croit d’abord halluciner : « le bateau de Paul, il bouge !! Je l’ai vu bouger j’te dis ! ». Bientôt, l’eau est trop haute pour circuler à pied. On sort les annexes, les canoës. Aller chercher du pain devient une aventure. On rame. Les tuyaux qui alimentent nos cuves en eau sont engloutis, les compteurs d’électricité aussi. Quelques groupes électrogènes nous rappellent à quel point il est bon d’avoir de la lumière le soir, d’écouter un peu de musique, de prendre une dernière douche chaude. On prend conscience, aussi, de la fragilité du confort auquel on est trop accoutumé.
Le vendredi, l’eau atteint son point culminant : on a dépassé les 2 mètres au dessus du quai. Tous les bateaux à terre sont sortis de leurs cales, qu’ils flottent ou coulent partiellement – tous sauf le voilier de vieux Alain, qui préfère laisser la voie d’eau qui se présente lester son bateau pour le maintenir en place. Une stratégie plutôt pragmatique car recaler les bateaux à la décrue ne s’annonce pas simple. En particulier, parce qu’un tas de matériel englouti par les eaux rend la repose des bateaux aléatoire : à tâtons, on regarde ce qui peut stagner encore sous les bateaux, ce qui pourrait gêner, on enlève ce qu’on peut. Quand les bateaux se posent, on étaie, on attache, on cale. L’entreprise est hasardeuse mais l’expérience de chacun ….
Le lundi, toutes les coques se sont reposées et les esprits se détendent un peu. Restent la boue, le matériel noyé, la fatigue, les calages à renforcer… Et cette expérience unique d’un instant de chaos, qui nous a révélé nos fragilités et nos ressources intimes, mais aussi, la vulnérabilité matérielle de ce qui fait nos vies.