Entre avril et mai 2008, j’ai vécu avec les migrants de Calais. Derrière les projecteurs du trash et du misérabilisme, des hommes et des femmes rafistolent leur vie, du moins ce qu’il en reste.
(texte paru dans la revue Z#3 : http://www.zite.fr/ – 2010)
Le 22 septembre dernier (2009), on détruisait la jungle de Calais sous les caméras du monde entier. Des milliers de spectateurs découvraient l’existence de l’ « anomalie calaisienne ». Dans une mise en scène parfaitement orchestrée, Eric Besson venait justifier une opération de « communication » qu’il qualifiait de « pédagogique » : la politique du village rasé, pour nettoyer la zone des passeurs et des filières d’immigration clandestine qui « exploitent » les migrants. D’un coup de bulldozer, le gouvernement entendait mettre fin au « trafic d’êtres humains », omettant là cette évidence : ce sont les politiques migratoires qui fabriquent les clandestins. Ou plutôt, le statut de clandestin. Les réseaux de passeurs ne sont que le prolongement naturel de la politique de fermeture des frontières.
Poudre aux yeux
Depuis ce coup d’éclat, Calais et ses migrants semblent renvoyés aux oubliettes des fais divers tragiques qui peuplent notre quotidien. Pourtant, le saccage de la jungle n’a été qu’un petit paragraphe de cette histoire.
Depuis l’apparition des premiers migrants sur le littoral du Nord de la France, les méthodes déployées par les différents pouvoirs en place et l’idéologie qui les sous-tendent n’ont pas vraiment changé : répression (ou la violence et le harcèlement systématiques), dispersion (ou la destruction méthodique de toute trace d’existence), contrôle (ou l’utilisation de nouvelles technologies toujours plus à la pointe pour bloquer les frontières) non-assistance (ou l’assignation à des conditions de vie misérables et la négation des droits). De plus en plus spectaculaires, elles renvoient à la même logique – et la situation n’évolue guère. Depuis la fermeture de Sangatte, le nombre de migrants présents sur le littoral entre la Bretagne et les Pays-Bas n’a guère varié. Ce qui change, ce n’est pas la présence effective des migrants, mais leur présence visible, leur dispersion sur le territoire. On peut ainsi se demander, après plus d’une décennie de démonstration d’un dispositif policier hors norme, si la finalité de la « frontière étanche » ne relève pas du délire ? « La maîtrise des flux est tout aussi illusoire que les velléités intégratrices. Les frontières sont, ont toujours été et resteront des passoires – seules (et encore!) les nations totalitaires ou guerrières faisant exception : plus souvent, il est vrai, pour empêcher les flux de sortie, mais en tout état de cause ce n’est pas un modèle. La nation la mieux armée du monde, les USA, qui a mis en place des moyens incroyables le long du Rio Grande, ne « contrôle » rien d’autre que cette formule : pour un Mexicain capturé, dix Mexicains passés. »
Saccage de l’invisible
Le saccage de la jungle et l’envoi de charters en Afghanistan ne doivent pas être seulement analysés comme des excès autoritaires ou des coups d’éclat démagogiques. Il y a dans ce que l’on inflige aux migrants une intention psychologique, de pénétration des imaginaires et des consciences, comme un signal qui s’adresse tant à nous, citoyens « réguliers » qu’à eux, hommes et femmes « irréguliers ».
Le déchaînement policier planifié sur les migrants en transit à Calais, tout comme la politique de non-assistance, ont bien sûr une intention répulsive : épuiser les migrants, les dissuader de rester et de demander l’asile, les pousser à fuir ailleurs. Il a aussi une finalité criminalisante : en faisant intervenir la police de manière aussi brutale et systématique, on veut donner l’impression que l’ennemi qu’on combat est dangereux ou menaçant pour l’ordre établi.
Logique de déshumanisation, d’exclusion de la vie de la cité, d’assujettissement à une vie « en marge, hors de » qui prend corps dans la destruction systématique de toute trace d’existence et en particulier, d’existence au sens social. Saccager la jungle, c’est aussi détruire des villages qui, aussi précaires fussent-ils, permettaient aux migrants de se recréer les conditions d’une vie ordinaire, de développer une vie sociale.
Expulser les squats et disperser les migrants dans des lieux de vie toujours plus instables et aux confins de la cité – derrière un buisson, à même le sol sur un quai, sous un tunnel. Enfermer les migrants dans des prisons spécifiquement conçues pour eux. Les éloigner là où notre regard ne porte plus : comme si l’on voulait épargner aux citoyens « réguliers » le sentiment de culpabilité qu’inflige leur présence. Autant de méthodes qui participent de l’invisibilisation d’une présence gênante, qui disent la volonté de cacher le « phénomène ».
Les mass-media ont une place importante dans la mise en scène de la fable calaisienne et dans l’imaginaire qu’elle diffuse. À Calais, c’est chaque jour des photographes, des caméramans et des journalistes qui viennent trouver une matière croustillante pour leurs articles. Bien souvent, le sujet est vite plié : on filme la distribution et les migrants qui s’empoignent pour une croûte de pain, on va « visiter la jungle » ou un squat, on trouve un migrant qui a une “bonne” histoire (histoire qu’on résumera en une phrase), et c’est bouclé. « Calais, c’est le cinéma, les sunlights, les tournages permanents, les photographes et les journalistes souvent à l’affût, en planque… »
Tous les ingrédients sont là : violence, misère, pitié, charité, suspense, héroïsme… Les registres utilisés par les médias sont assez classiques : faits-divers (chaque fois qu’un migrant meurt écrasé, noyé, poignardé), nuisances (les déchets qu’ils laissent, les bagarres qui éclatent, l’épidémie de gale, le prétendu malaise de la population, les agressions, si rares soient-elles, de migrants sur la population), souffrance et dévotion des humanitaires – si profonde soit-elle. Bien souvent, les violences opérées par les policiers sont évoquées comme une anecdote (il fait froid, j’ai faim, ce matin les policiers ont brûlé ma cabane), comme si cette violence faisait partie naturellement d’un décor aussi sinistre.
Ces registres renvoient à une vision stigmatisante des migrants, suivant deux stratégies qu’on pourrait croire opposées : criminalisation, victimisation. Mais c’est, dans les deux cas, un déni de leur humanité, de leur capacité et de leur détermination à prendre leur vie en main, un déni de la place qu’ils pourraient prendre dans la vie de la cité. C’est une manière de nier leur autonomie et de renvoyer leur existence à des dépendances : humanitaires d’une part, mais aussi, « pédagico-punitives » (ils ne respectent pas nos lois, remettons-les dans le droit chemin, à leur place).
La place occupée par les migrants dans notre société est avant tout celle qu’on leur concède: l’exclusion ou, quand ils ont plus de chance, l’assignation à des conditions de travail extrêmement précaires. Mais qui sont ces hommes hors de cette position avilissante ? Qu’ont-ils à dire, à raconter, à demander, à proposer, à apporter ?
Les identités des migrants et leur humanité s’arrêtent là où commence et sévit la frontière. Au-delà de la dépossession des territoires, de l’espace, c’est la dépossession des individualités qui disparaissent dans un « flux migratoire » peuplé d’anonymes. Et la frontière, au fil des lois d’immigration et des méthodes autoritaires qui s’aiguisent, s’étend partout où va le contrôle policier, du métro parisien au fond de la jungle calaisienne. À Calais particulièrement, l’espace est frontière: aucun recoin n’échappe à la police devenue totale, ni le buisson d’une forêt excentrée, ni le dessous d’évier d’une maison abandonnée. Ils sont invisibles, mais ils ne peuvent pas se cacher. Les seuls lieux qu’on leur cède sont à l’extérieur des frontières ou à l’intérieur des centres d’enfermement. Plus loin encore, les barrières, à force d’envahir l’espace, font bientôt corps avec ceux des migrants qui, pour échapper au spectre de l’expulsion, effacent ce qui peut encore les rendre identifiables par la machine : leurs empreintes digitales. Corps mutilés pour éviter les pièges des politiques migratoires. Frontière partout, jusqu’au fond du corps.
Le combat pour l’ordinaire
Derrière les « doigts brûlés de Calais », si l’on pénètre la « vague », on rencontre des hommes, des femmes dépossédé-es de leur histoire, dépouillé-es de leur singularité, spolié-es de leur existence sociale – mais tellement vivants.
Derrière les buissons de la jungle et les portes des squats insalubres, j’ai trouvé des morceaux de vie recollés, des moments de joie inattendus, la candeur de l’amitié, la simplicité du partage d’un café… Tentatives désespérées d’attraper au vol le rêve le plus banal qui puisse être pour nous : vivre l’ordinaire. Petit à petit, j’ai pu partager le quotidien des migrants, et découvrir cette vie réappropriée, cette manière qu’ils ont d’habiter un monde dont ils sont destitués, partout et à chaque instant.
Le chemin des migrants est rarement tout tracé : on fuit son pays, puis, au fil des désillusions quant au respect de ses droits, on fuit le pays suivant, puis un autre… On arrive un jour aux portes de l’Europe, on s’y engouffre, on fuit la Grèce ou l’Italie où l’asile et le travail sont impossibles, où le racisme est invivable… Après des mois voire des années d’errance à chercher où poser son sac, l’Angleterre se profile comme un nouvel horizon. On débarque à Calais tout propre, le sourire aux lèvres : la fin du voyage c’est demain, on est à trente kilomètres. Fantasme projeté sur sa vie de reclus avec laquelle on veut en finir. L’espoir comme nourriture vitale, quand regarder la réalité de son existence devient torture.
Puis le temps passe, on compte les jours. On regarde ses copains, ses semblables, et on se résigne à l’évidence : le passage est une épreuve de haut vol, comme les précédentes. Ici encore il faudra se surpasser. Ici encore il est possible de crever, comme en d’autres endroits, si on n’est pas vigilant ou chanceux. Le temps passé à Calais sonne comme une préventive à durée indéterminée : « vingt-deux jours », « sept semaines », « six mois ».
S’organiser collectivement pour adoucir ses conditions de vie est psychologiquement difficile, comme l’aveu d’un échec, puisque, secrètement, tout le monde espère que le lendemain il sera de l’autre côté. Mais l’exigence de dignité est plus forte.
Spontanément, les migrants se regroupent par communautés et s’organisent avec les moyens du bord – c’est-à-dire, presque rien. Les exilés en provenance du Moyen-Orient et d’Asie Centrale (Afghans et Kurdes principalement) trouvent refuge dans les «jungles», ces forêts aménagées de bric et de broc: palettes en bois et bâches en plastique principalement. Les Africains, quant à eux, s’approprient des squats situés plus dans le centre. Ils vivaient à l’époque de mon passage dans une ancienne scierie et dans les immeubles à l’abandon qui lui faisaient face, à proximité de la gare de Calais-ville, ensemble appelé le « Squat Pagniez » –qui a été expulsé depuis, puis réinvesti, puis réexpulsé…
Le temps est épreuve
Vivre l’ordinaire, c’est s’approprier un espace à soi pour laisser son intimité respirer ou pour nourrir sa vie sociale. Face aux déplacements forcés, à l’enfermement, aux expulsions, chaque morceau de sol que l’on occupe est une victoire contre la stratégie de la disparition.
Roshan et Ahmed s’étaient créé leur univers en disposant très simplement un matelas en mousse sous un grand buisson, le long d’une voie ferrée, matelas qu’ils avaient recouvert d’une pile de couvertures et d’une bâche en plastique. À l’abri de la pluie et du froid, ce refuge était surtout invisible des policiers, et ils pouvaient y faire des grasses matinées sans être chaque jour réveillé à l’aube par les rangers des CRS. À son retour des geôles calaisiennes où il avait passé trois jours, Roshan m’avait dit, s’étonnant lui-même d’où était allée sa pensée : « Quand j’étais enfermé, je rêvais tout le temps à cet espace, à ce chez-moi. On y est tellement bien, tellement tranquille, tellement en sécurité. Je te jure, Julie, je faisais que d’y penser. Ça va te paraître fou, mais j’avais envie d’être là, d’y retourner. »
Ali, lui, avait élu domicile dans une voiture à l’abandon à proximité du squat Pagniez. C’était son petit chez-lui. Il avait transformé le coffre arrière en lit, avec des couvertures, et les sièges avant étaient réservés aux discussions avec les amis. Un jour, lors d’une descente de CRS, ils l’ont trouvé là et ont défoncé la voiture avec acharnement. Alors Ali a rejoint d’autres amis qui s’abritaient dans une cabane faite de bâches en plastique, préférant les buissons cachés au squat constamment envahi par les flics.
Mais les interstices invisibles sont rares et occuper en nombre un lieu est parfois un choix spontané, une occasion de donner corps à cette présence. Au squat Pagniez, il était impossible de déterminer combien de migrants vivaient. Probablement cent, cent cinquante, peut-être même deux cents. ll n’y a pas de règles de vie particulières mais c’est toute une vie sociale qui se déploie. On improvise, on participe. Un feu est constamment maintenu allumé, cœur vivant des activités quotidiennes : chauffer de l’eau pour faire sa lessive, pour se laver, pour préparer le café. On joue au foot, aux cartes, on plaisante, on bavarde. Mais surtout, constamment, on attend. Assis sur son matelas, autour du feu, debout, dehors, toujours, on attend. On attend que la nuit vienne, peut-être, nous libérer. Le temps est épreuve. Il s’étire, indéfiniment, et le vide remplit la vie comme le désir d’une autre vie le nourrit.
Car vivre l’ordinaire, c’est aussi être maître du temps de sa vie qui défile. Et être migrant, c’est être spolié de son temps, de sa jeunesse, de cette vie qui, tout entière consacrée à la survie et à l’affirmation d’une existence contre ces volontés multiples de les faire disparaître dans la clandestinité et le néant de l’histoire, ne peut pas fleurir. « Quand je vois ces couples qui marchent dans les rues calaisiennes avec leurs enfants, j’ai envie de pleurer. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Quand est-ce que je vais commencer de la construire, de fonder une famille ? Je n’arrive plus à dormir à cause de ça. J’y pense tout le temps. C’est cela qui m’obsède le plus », m’avait dit un jour Maevan, un jeune afghan sur la route depuis tant d’années.
Coincés entre un passé torturant et un futur en suspens, rongés par le harcèlement psychologique planifié et systématique qu’ils subissent à chaque instant, beaucoup de migrants n’ont plus vraiment de rêve, si ce n’est cette aspiration instinctive à prendre part, à leur échelle, à l’expérience humaine collective. Au-delà de la souffrance, derrière la violence de cette « dog-life» calaisienne (pour reprendre leurs mots), subsiste, comme un défi à leurs bourreaux, cette vie réappropriée, ces jeux recréés, ces excès de rire qui les ramènent à l’apparence d’une vie ordinaire. C’est ainsi que, certains soirs, beaucoup prennent le chemin du centre-ville, pour voir un match de foot ou aller danser. Parfois, les flics les arrêtent à la sortie des bars. Mais le jeu en vaut la chandelle : oublier, l’espace d’une soirée, ce qu’on fait d’eux, et vivre « comme si », boire, draguer, danser, aimer, se divertir. Je me souviens de cette fête, aussi, à Pâques. « Cette nuit, tout l’Erythrée fête Easter » m’avaient-ils dit. Alors, les érythréens et leurs amis éthiopiens étaient allés derrière les buissons le long de la voie ferrée, ils avaient allumé un grand feu et avaient amené de la viande et de la bière. Ils ont cuisiné et ont tous mangé ensemble dans une grande casserole, avec du pain, à l’africaine. « Nos deux pays se font la guerre, mais nous, qu’est-ce qu’on en a à faire de la guerre ? On est pareil, on a la même culture, la même histoire » me racontaient-ils. Puis, ils se sont mis à entonner des chansons traditionnelles de leur pays, c’était tellement beau, ils semblaient tellement se connaître. Les rires et les chants crevaient, un temps, l’atmosphère écrasante du trou noir calaisien.